9 septembre 2020

Comment institutionnaliser l’anti-racisme dans le secteur culturel ?

Rédigé par Joelle Jablan, conseillère diversité et inclusion

Depuis le mois de Janvier 2020, BRUXEO, en collaboration avec United-Stages, réunit un groupe de travail (GT) composé d’institutions du secteur culturel afin d’amorcer une réflexion collective sur la gestion de la diversité. Cet été, l’actualité ayant mis sur le devant de la scène la question du racisme, les participant·es ont tenu à échanger sur le racisme Anti-Noirs dans le secteur culturel. Des échanges riches ont eu lieu au sein du GT dont voici les principaux enseignements.

REMETTONS-NOUS EN QUESTION et ECOUTONS

A la question, « Citez quatre Noirs connus, évoluant en Belgique, tous domaines confondus, sauf l'art et le sport (académique, politique, associatif etc.) »[1], seulement 2 participant·es sur 10 y parviennent. Ne les blâmez pas, tentez plutôt l’exercice.  Cette question n'a pas pour objectif de culpabiliser mais plutôt d’inviter chacun·e a une remise en question personnelle. Pourquoi les Noirs sont-ils invisibilisés, inaudibilisés dans notre société ? Quel rôle ai-je joué ? Comment déjouer cela ? Nous portons tout·e·s en nous ces rapports de domination, qui sont imprégnés dans la culture. L'important c'est déjà d'en prendre conscience.

La déconstruction des rapports de domination passe aussi par l’écoute. Faisons preuve d’humilité. En tant que personne blanche, l’on ne peut prétendre connaître le racisme. Ecoutons l’expérience du vécu. Priscilla ADADE, actrice et militante féministe et anti-raciste, productrice et professeure au cours Florent, témoigne, et ses mots resonnent encore :

 Les non-blancs jouent toujours des non-blancs. Le Noir sera le Noir, et jouera le stéréotype que les auteurs et les metteurs en scène ont du Noir. Les producteurs et productrices blancs feront des films qui reflètent leur image des Noirs. Les Noirs sont invisibles en dehors du plateau. Ils ne sont ni metteurs en scène, ni auteurs, ni scénographes, ni créateurs lumière, ni producteurs, ni régisseurs… Ils se trouvent peut-être parfois à l’accueil ou au vestiaire. Si tu es porteur ou porteuse de projet Noir, il est impératif que ton projet porte sur le fait que tu sois Noir sinon ça ne les intéresse pas. Tu n’auras pas les soutiens dont tu as besoin. Tu seras cantonné·e à travailler bénévolement, à t’esquinter à essayer de provoquer ces rencontres qui te permettront, peut-être, un jour, d’avoir un petit rôle … un petit rôle de Noir, évidemment. 

REFLECHISSONS D’ABORD A L’INCLUSION PUIS A LA DIVERSITE

Il est primordial de créer un environnement « safe » où chacun·e se sent valorisé·e, bienvenu·e, intégré·e et inclus·e, et ce, dans le respect des différences individuelles.

CHOISISSONS LES MOTS JUSTES

Le racisme ne se discute pas, on se bat contre le racisme.  Melat Gebeyaw Nigussie, directrice générale et artistique du Beursschouwburg

Les mots ont un pouvoir : celui de nous interpeller, de nous faire réfléchir. C’est la raison pour laquelle le choix des mots que nous utilisons est essentiel. Sans diminuer la force des témoignages des expériences du vécu, il faut être dans une posture active de recherche de solutions, de stratégie anti-raciste, et non simplement dans le constat que le racisme existe. Car tout le monde sait qu’il existe, de manière explicite et interindividuelle, mais aussi de manière bien plus insidieuse et invisible, au niveau institutionnel. Nous disposons de chiffres, d’études, de témoignages pour appuyer ce constat. Mais, concrètement, que fait-on ? Ainsi au titre initial « le racisme anti-Noirs dans le secteur culturel », nous substituons le titre « comment institutionnaliser l’anti-racisme » ? Action.

AGISSONS

Décoloniser les espaces de pouvoir

Il revient à chaque institution de s’interroger sur qui détient le pouvoir en son sein et de prendre des mesures adéquates. 

 Le Conseil d’Administration est composé majoritairement d’hommes blancs, avec une moyenne d’âge de 55 ans. Nos conditions d’accès au CA sont en effet restrictives. Nous envisageons une modification de nos Statuts aux fins de nous permettre de recruter des personnes qui peuvent être externes à l’organisation, et sans condition de diplôme élevé.  Elles pourront faire bénéficier notre institution d’une richesse de nouvelles perspectives. 

Au-delà même de la plus-value certaine d’une telle initiative au sein d’une institution culturelle, il y a aussi l’effet symbolique. Encourager les personnes non-blanches à occuper des postes à responsabilité, envoie un signal très fort à celles qui n’osent même pas candidater car elles ne se sentent pas légitimes dans les sphères du pouvoir. 

Définir des valeurs communes et les communiquer

Les bonnes pratiques en matière de recrutement neutre ne manquent pas : anonymisation des procédures de recrutement, diversification des canaux de communication de son offre d’emploi, valorisation de l’expérience plutôt que du Diplôme etc.

Et pourtant, pour certain·es, un constat : « Les personnes non-blanches ne candidatent pas ». Comment rendre l’offre attractive ? Comment faire pour que chacun·e se sente bienvenu·e ?

Diversifier ses équipes et les espaces de pouvoir au sein d’une institution culturelle reste un leurre si cela ne s’appuie pas sur des valeurs communes de diversité et d’inclusion explicitées et gravées dans l’ADN de la structure et qui guident chacune de ses missions.

Ces valeurs fortes, ancrées dans la pratique de l’organisation, doivent impérativement être connues du public et communiquées, notamment dans les offres d’emploi.

Travailler sur l’offre culturelle mais pas uniquement !

Le public doit se sentir représenté dans la production artistique, non seulement dans le produit fini (par exemple, la présence de personnages afro-descendants sur scène) mais également intrinsèquement, dans la conception même du produit (l’œuvre doit être pensée par des afro-descendants).

Outil : « L’art-for test » : diversité dans les œuvres artistiques de Mireille-Tsheusi Robert – « Racisme anti-Noirs, Entre méconnaissance et mépris », Couleur livres, 2016, pp. 163-164. Inspiré des tests de Bechdel et de Finkbeiner, l’autrice a créé un test avec 31 affirmations auxquelles il faut répondre par oui ou par non pour évaluer si un film a des chances d’être respectueux pour les afro-descendants. « L’idée est de savoir dans quelle mesure les œuvres qui nous sont proposées par l’industrie cinématographique n’entretiennent pas une vision mono-ethique, mono-culturelle ou monoraciale du monde. Dans quelle mesure elles représentent, à valeur égale, les afro-descendants. »

Nous sommes d’avis que l’outil peut être également utilisable pour évaluer une représentation théâtrale, et facilement adaptable pour une exposition d’œuvres figuratives.

 

Revoir ses codes ?  « Lorsque l’on propose une œuvre artistique à une institution culturelle, la constitution d’un dossier est déjà rédhibitoire pour certaines personnes. Comment fait-on un dossier ? Ces codes ne sont pas accessibles à tout le monde.  Les institutions devraient accorder aux porteur·euses de projet une plus grande liberté, de leur permettre de parler d’un projet artistique de la manière dont ils/elles veulent le faire, dans leur propre langage. »

 

Prudence toutefois. Adapter son offre culturelle pour attirer un public diversifié, non-blanc, n’est pas la réponse absolue. Il y a quelque chose de plus complexe en jeu. La réflexion doit être menée à différents niveaux. Par exemple, au niveau du bâtiment : le public-cible se sent-il à l’aise dans le bâtiment, l’espace est-il  « safe »?

Imposer des quotas ?

 En laissant les gens régler seuls les questions de diversité et d’inclusion, ça ne marche pas. 

Finalement, la solution ne réside-t-elle pas dans la sensibilisation, l’information et l’incitation à engager des personnes non-blanches dans les postes de direction, les Conseils d’Administration et les équipes ? La question reste ouverte.

 Le nombre de non-blanc dans une organisation ne doit pas être le seul indicateur diversité ! 

En tout état de cause, la diversité n’est pas qu’une question de chiffres. Afficher une équipe multiraciale, donne, certes, une belle image de son institution mais le changement doit s’opérer de manière plus profonde. Il est primordial de s’interroger sur la place des personnes non-blanches dans les institutions culturelles (disposent-t-elles de contrats de travail stables, qui ne se rapportent pas à des tâches logistiques, techniques ou administratives ?) ainsi que sur les valeurs de l’institution et leur mise en pratique.

Cette réflexion s’inscrit dans le cadre du Projet So-divercity de Bruxeo ayant pour but de promouvoir la diversité et de lutter contre toutes les formes de discrimination dans la gestion quotidienne des entreprises à profit social bruxelloises. Découvrez nos différents services ici.
 

[1] Test inspiré du livre de Mireille-Tsheusi Robert, avec la collaboration de Nicolas Rousseau, "Racisme anti-Noirs, Entre méconnaissance et mépris", Couleur livres, 2016